Hommage à Charles Aznavour
24/10/2018 à 19h10Aznavour, mélodies et mots pour l'image…
En ce funeste lundi 1er octobre 2018, la nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre et en quelques minutes les chansons les plus célèbres de Charles Aznavour inondèrent les ondes. A 94 ans passés, un artiste majeur venait de quitter la scène à jamais alors que deux ans plus tôt, je l'avais entendu me promettre qu'il serait sur scène le jour de ses 100 ans ! Charles était tellement certain du bien-fondé de cette magnifique échéance artistique qu'il avait fini par tous nous en convaincre. La nouvelle de sa disparition fut d'autant plus rude et violente qu'elle était impensable. Animé par une redoutable obstination, Charles était capable de déplacer des montagnes pour atteindre ses objectifs, y compris celui d'incarner le seul et unique artiste centenaire en exercice !
Durant ces trente dernières années, nous nous croisions à la télévision et dans les studios de RTL pour quelques interviews promotionnelles qui me laissaient systématiquement frustré de ne pas pousser la conversation plus loin. Connaissant sa cinéphilie sincère et une filmographie d'acteur riche d'une soixantaine de références, l'envie de "causer cinoche" avec lui me donna une idée. Puisque tout le monde connaissait l'écrasant succès mondial du chanteur, pourquoi ne pas essayer de réhabiliter une carrière d'acteur trop discrète. Le temps d'un rendez-vous dans palace parisien et notre discussion s'enflamma aussitôt en évoquant nos films préférés de Raimu, Jules Berry, Pierre Larquey, Harry Baur, Saturnin Fabre, Carette, Michel Simon, Von Stroheim…
Je mûrissais cette idée de film depuis plus de dix ans et en moins de dix minutes Charles acceptait de tourner mon film intitulé, "Aznavour, viens voir le comédien…". Cet enthousiasmant projet nous permit de nous retrouver régulièrement durant une année aussi bien dans ma maison provençale qu'au Musée du cinéma de la cinémathèque. A chaque nouvel entretien, Charles se montrait encore plus enthousiaste et impliqué dans notre petite entreprise, à tel point que je me retrouvai avec plus de sept heures d'interviews en tête à tête. Durant ces discussions qui débordaient souvent du cadre de notre sujet principal, je n'ai pas manqué de l'interroger au sujet de la musique pour l'image, des nombreuses chansons de films qu'il a écrites et de son complice Georges Garvarentz.
Plutôt que de rédiger ce que Charles m'a confié sur cette passion qui unit tous les membres et amis de l'UCMF, je préfère vous offrir quelques extraits de nos bavardages autour de la musique et du cinéma.
Vincent PERROT : Charles, je me disais que pour un parolier, un cinéphile et un compositeur, n’y a-t-il pas une passerelle évidente à travers la musique et les chansons de films ?
Charles AZNAVOUR : Oui c’est vrai. La musique de films j’y suis venu très tard et au final, j’en ai fait très peu car je dois dire que c'est un exercice de précision redoutable. C’est curieux mais j'étais un peu désorienté par tous ces problèmes de musiques très minutées, par le bon moment pour placer un instrument sur le passage d’un train ou après le passage d’une voiture... Il faut posséder une grande technique d'écriture musicale je reconnais volontiers que ça peut être un exercice très excitant pour certains compositeurs mais je ne maîtrisais pas assez cette technique.
VP : Alors que les chansons de films…
C.A : Ah, les chansons pour le cinéma, oui ! Pour les écrire, je prenais le script du film et je faisais des synthèses. Les metteurs en scène étaient surpris parce que je leur disais, « J’ai besoin du scénario ». Même si ça n’a rien à voir, même si une seule phrase rappelle le film, ce sera peut-être une phrase capitale. Mais il fallait trouver quoi raconter et ce n’était pas toujours facile. Pour Les Galets d’Etretat de Sergio Gobbi par exemple, ils m’ont cassé les pieds en me disant qu'il leur fallait une chanson et j’étais très ennuyé parce que ça ne m’inspirait rien du tout, Je leur disais « Je ne peux pas écrire une chanson d’amour qui parle des galets d’Etretat. Les galets c’est froid et l’amour c’est chaud ! ». J’ai fini par imaginer, « Ton cœur est plus amer, que l’eau morte des plages, et froid comme sont froids, les galets d’Etretat… ». J’ai eu un mal de chien à écrire ce texte ! Finalement, j’ai fait pas mal de chansons de films : Paris au mois d’août, Le temps des loups, Pourquoi viens-tu si tard ?, Les Petits matins, Caroline chérie, Qu'est-ce qui fait courir David, Edith et Marcel…
V.P : Pour revenir à votre approche musicale au cinéma, il faut bien avouer que ce que les producteurs souhaitaient au départ, c’était engager Charles Aznavour, avec sa notoriété naissante de chanteur…
C.A : Oui au début il y a eu Paris Music-Hall avec Mick Michel et Une Gosse sensass où je jouais mon propre rôle de chanteur et C’est arrivé à 36 chandelles mais là toute l’intrigue du film se déroulait dans le cadre de l’émission célèbre de Jean Nohain et nous étions nombreux à y participer. Il y avait d’autres vedettes de l’époque comme François Deguelt, Philippe Clay, Juliette Gréco, Fernand Raynaud, Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Charles Trenet…
V.P : Mais vous étiez conscient que c’était votre image de chanteur qui était recherchée.
C.A : J’en étais conscient mais je pensais que c’était bon pour ma carrière que les gens de cinéma me voient chanter dans un film. On accepte parfois certaines choses en pensant que ça peut nous être utile. Et très vite, je me suis rendu compte que ça ne servait à rien, que c’était inutile. Être demandé au cinéma, écrire la musique de Ces dames préfèrent le mambo, un film avec Eddie Constantine qui était une grosse vedette en 1957, ça flattait mon ego.
V.P : Vous aimiez que certaines de vos chansons soient utilisées dans un film ? Je pense en particulier à Godard, qui a utilisé Tu te laisses aller pour une jolie séquence dans Une femme est une femme.
C.A : Evidemment c’est flatteur qu’on prenne plutôt votre chanson que celle d’un autre mais c’est aussi parce que mes chansons avaient des sujets bien précis. C’était le cas de Tu te laisses aller, Godard n'a pas choisi cette chanson d’amour au hasard. Mais je préfère quand le film et la chanson sont en osmose, quand la chanson a été écrite et vraiment inspirée par le film.
V.P : Pour Edith et Marcel de Claude Lelouch par exemple…
C.A : Dans ce cas-là, c’était très intéressant parce qu’en plus de chansons existantes, j’ai écrit des chansons nouvelles avec des musiques de Francis Lai qui a bien connu Edith durant la fin de sa carrière.
V.P : C’était facile d’imaginer des chansons nouvelles, dans l’esprit d’Edith Piaf, 35 ans plus tard…?
C.A : J’avais tellement vécu auprès de Piaf, je connaissais tellement sa manière de chanter et ce qu’elle aimait, que je l’ai fait assez facilement, ça n’a pas été très difficile. J’écrivais le texte d’abord pour ne pas être esclave de la musique et j’ai écrit dans le style d’Edith, dans le style des chansons que j’aimais d’elle. Et puis comme d'habitude, Francis Lai fait très un beau travail de mélodiste. Je crois que Avant toi, Je n’attendais que toi et La Prière, étaient de jolies chansons.
V.P : Et Michel Legrand… ?
V.P : Legrand est un grand compositeur de musiques de films mais aussi un grand compositeur de musique tout court. C’était pour Qu’est-ce qui fait courir David ?, un film d’Elie Chouraqui où je jouais le père de Francis Huster. Avec Legrand, nous avons écrit cinq ou six nouvelles chansons, c’est un bon souvenir. Il y a eu de bons mélodistes pour le cinéma mais peu savaient composer des chansons, à part Francis Lai, Michel Legrand, Vladimir Cosma et Georges Garvarentz. Là, je vous parle en tant que spectateur et souvent je regrette qu’il n’y ait pas plus de musique dans certains films parce que ça crée une ambiance particulière et spécifique. Avec un bon compositeur pour l’image, la musique peut prendre une dimension inimaginable.
V.P : Sergio Leone disait qu’Ennio Morricone était comme un deuxième dialoguiste dans ses films…
C.A : La musique peut être un dialogue, oui c’est vrai. Ca parle directement au public. Une bonne musique peut toucher l’inconscient du spectateur et parfois exprimer ce qui n’est pas dit ou pas encore dit à l’image.
V.P : Au début des années 60, on vous a aussi demandé de participer au film Cherchez l’idole de Michel Boisrond…
C.A : Oui, Cherchez l’idole, était une commande. On m’a expliqué qu’il s’agissait d’un film dans lequel il y avait une foule d’artistes de variété à la mode comme Sylvie Vartan, Eddy Mitchell, Jean-Jacques Debout, Frank Alamo, Nancy Holloway, Johnny Hallyday… et moi qui chantait Et pourtant. Il fallait des chansons pour tous ces artistes, alors je me suis mis au travail pour écrire les paroles et Georges Garvarentz a composé toutes les musiques. Dans le cas de Cherchez l’idole, j’ai répondu à la commande, mais c’était intéressant d’écrire pour autant de jeunes chanteurs différents.
V.P : D’autant que pour Sylvie Vartan, vous avez imaginé une chanson qui est devenue un très gros tube…
C.A : Pour Sylvie Vartan, j’ai écrit La Plus belle pour aller danser parce que je cherchais une idée qui pouvait correspondre à sa jeunesse et je trouvais que ça lui allait bien. Il est vrai que la carrière de la chanson s’est poursuivie bien au-delà du film qui en toute franchise, ne m’a pas laissé un très grand souvenir.
V.P: Idem avec Johnny Hallyday ?
C.A : Très rapidement, il m'a semblé que Johnny Hallyday possédait quelque chose que les autres chanteurs de sa génération n'avaient pas. Et pourtant, j’étais plutôt contre les gens qui faisaient du « Rock n’ Roll » en France parmi les « yéyés », parce que ce n’était pas du Rock. C’était souvent des chansons américaines avec des paroles traduites en français et ils mettaient le terme « Rock n’ Roll » dans le titre pour laisser croire que s’en était. Je n’aimais pas beaucoup ça. J'ai dit un jour à Johnny qu'il devrait chanter autre chose. Il m’a répondu simplement, « Ben t’as qu’à m’écrire une chanson… ». Avec Georges Garvarentz pour la musique, nous lui avons écrit Retiens la nuit.
V.P : En fait, l’explosion de votre carrière a eu lieu dans les années 60, en même temps que la naissance des « yéyés » et je me suis souvent demandé si la chanson Les Plaisirs démodés n’avait pas quelque chose à voir à voir avec cette période.
C.A : C'est-à-dire qu’un jour, Françoise Hardy a employé le mot « les croulants » en parlant des chanteurs de ma génération. Ca n’était pas vraiment méchant et je ne me vexais pas pour si peu, mais je me suis dit, « Ils vont faire une drôle de tête dans 20 ans quand ils seront devenus des croulants eux-aussi ! ». Et je me suis dit que le mieux pour réconcilier ces deux époques qui se côtoyaient et qui se rencontraient tous les jours, c’était de faire une chanson. Et j’ai écrit Les Plaisirs démodés.
V.P : Et là, ça nous ramène directement au cinéma car en voyant Les 10 petits nègres de Peter Collinson, quelle ne fut pas ma surprise de voir Charles Aznavour chantant Les plaisirs démodés en anglais !
C.A : J’ai tourné ce film en 1973 et comme souvent dans les adaptations au cinéma d’Agatha Christie, il y a une distribution d’acteurs internationaux. Dans le cas des 10 petits nègres, l’affiche comptait entre autres Oliver Reed, Gert Fröbe, Elke Sommer, Stéphane Audran, Richard Attenborough qui est décédé récemment et moi dans le rôle d’un personnage de chanteur français. Il y avait des scènes amusantes mais honnêtement, le film n’était pas très réussi et il a reçu d’assez mauvaises critiques. Nous mourrions tous les uns après les autres et je me souviens qu’un critique anglais ou américain a écrit, « Charles Aznavour peut être un homme heureux : il ne reste pas très longtemps dans cette mascarade puisqu’il meurt le premier ! ». (rires)
V.P : Pourquoi cette chanson-là a-t-elle été choisie ?
C.A : Comme on disait à l’époque, c’était une chanson dans le coup. Elle commençait à faire du chemin, elle a été beaucoup enregistrée, beaucoup chantée, elle est devenue un succès international. C’était la chanson dans le vent. En plus, puisque c’était un slow assez dansant et que je venais de l’interpréter dans un sketch très amusant du Muppet Show, tout ça a plu aux producteurs donc ils me l’ont faite chanter et jouer au piano dans le film. On l’entend également dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick…
V.P : Depuis le début de nos entretiens, vous avez souvent cité le compositeur Georges Garvarentz. Comment cet homme est-il arrivé dans votre musique et dans votre vie ?
C.A : Un jour, ma sœur Aïda m’a parlé d’un certain Georges Garvarentz en me disant, « Il est compositeur, il est très bon, tu devrais faire une chanson avec lui. ». Il était d’origine arménienne d’accord mais je ne le connaissais pas du tout, alors je lui ai donné un texte, il m’a fait une très bonne musique et à partir de là, nous avons très régulièrement travaillé ensemble, jusqu'à sa disparition. Georges était donc un très bon compositeur mais ce dont il rêvait quand je l'ai rencontré, c’était de faire des musiques de films. Il n'avait rien fait d'important quand j’ai tourné Un taxi pour Tobrouk. Je savais que des accords de coproduction faisaient que la musique du film devait être écrite par un musicien espagnol, mais moi, j’avais très envie que ce soit par Garvarentz… Et j’ai eu l’idée de proposer à mes camarades acteurs chanter le thème qu'avait écrit Garvarentz sans arrêt durant le tournage. A tout moment, on faisait « Ta, ta, ta, ta…. » (Charles fredonne ces quelques notes d’inspiration militaire…). Ventura, Biraud et moi chantions ça sans arrêt, au point que le producteur du film, Henry Deutshmeister m’a dit « Mais qu’est-ce que vous chantez tous sans arrêt ? ». Je lui ai dit que c’était une petite mélodie ce nous semblait bien symboliser le film que nous tournions...
- Mais vous avez raison, dit-il, il faut la mettre dans le film !
Il a aussitôt renvoyé le compositeur espagnol, ce qui a permis à Garvarentz d'écrire sa première musique de film importante. Ensuite j'en ai fait une chanson intitulée La Marche des anges. Voilà comment est née cette musique…
V.P : Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître…
C.A : Ensuite, Georges n'a plus arrêté d'écrire pour le cinéma. Il a composé pour une centaine de films, en Italie, en France, aux Etats-Unis, dont Les Bonnes causes avec Bourvil, Le Tonnerre de dieu avec Gabin, Le Tatoué avec de Funès et Gabin, Pétain avec Jean Yanne, une vingtaine de films dans lesquels je jouais et j’ai écrit quasiment toutes mes chansons de films avec lui. Il faisait partie du "Top 10" des meilleurs compositeurs français et il adorait faire de la musique pour le cinéma.
V.P : Qu’est-ce qui vous plaisait particulièrement dans ses mélodies ?
C.A : Je lui trouvais une sorte de lyrisme italien. Garvarentz avait vécu en Italie et ça l’avait marqué. Dans son enfance, ses parents avaient émigrés en Autriche et quand Hitler est arrivé, il a bien failli partir avec les jeunes allemands en culottes courtes…Heureusement, la famille a décidé de fuir à temps et ils sont passés par l’Italie où ils sont restés quelques temps. Là, avec son père était compositeur et poète, il s’est imprégné de musique et un peu plus tard, ils sont arrivés en France. Il a très vite eu du succès, c’est lui qui a écrit la musique de la fameuse chanson Daniela pour Eddy Mitchell et ses Chaussettes noires. Quand il est arrivé chez moi, il avait déjà un catalogue mais moi j’étais d’une autre époque… Georges Garvarentz était plus ancré dans son époque que moi.
V.P : Durant votre spectacle au Palais des Congrès en 1994, vous avez rendu un vibrant hommage à Georges Garvarentz
C.A : Oui, j’ai expliqué au public que Garvarentz était mon beau-frère, mon complice, mon ami et que pendant près de trente ans, nous avions écrit nombre de chansons ensemble dont certaines furent de grands succès. Il venait de nous quitter l’année précédente et alors qu’il était à l’hôpital, je lui avais fait porter un clavier parce que je sais que les compositeurs sont comme les poètes, ils aiment s’exprimer jusqu’à leur dernier souffle. Evidemment, je lui avais aussi laissé un texte, c’est la dernière chanson que nous avons faite ensemble, elle s’appelle Ton doux visage et je l’interprétais sur scène. Je crois que le public était très ému de connaître l’origine de cette chanson particulière.
V.P : Charles, il y a une chanson que j’adore dont vous avez écrit paroles et musique et qui est "presque" une chanson de film, c’est Mourir d’aimer.
C.A : Mourir d’aimer, je l’ai écrite au moment du drame de Gabrielle Russier et j’avais été très choqué que cette femme professeur en arrive à se suicider en attendant son jugement, suite à une liaison amoureuse avec un de ses élèves. Donc, j’avais écrit la chanson avant qu’André Cayatte avec qui j’avais tourné Le Passage du Rhin, n’en fasse un film très poignant avec Annie Girardot. En toute logique ma chanson aurait pu faire partie du film mais Louiguy, le musicien attitré de Cayatte ne voulait pas d’un autre compositeur. C’est dommage mais nous nous connaissions bien et ça n’a pas posé de problème mais pourtant, dans certaines versions étrangères du film dont les versions italiennes et américaines, je ne sais pas par quel tout de passe-passe, on y entend ma chanson. J'aurais aimé écrire encore plus pour le cinéma, même si je le répète, ce n'est pas un exercice facile.
V.P : Mais quand on a réussi à écrire Les Galets d’Etretat…
C.A : On peut tout réussir, oui ! (rires)